Philippe Starck: Un sentiment permanent d’imposture me poursuit

INTERVIEW - À 68 ans, le designer souffre de se sentir «inutile» et de ne pas être allé à l'école. Quentin Périnel, journaliste et chroniqueur au Figaro, recueille «Le plus bel échec» d'une personnalité.

Mieux vaut ne pas être en retard lorsqu’on a rendez-vous avec Philippe Starck. Dans ses bureaux parisiens situés à deux pas de la place du Trocadéro, tout semble millimétré. De l’ouverture inopinée de la porte d’entrée coulissante de l’immeuble au vaste appartement situé dans les étages. À partir du moment où je m’installe à une grande table ronde en compagnie du designer et de son épouse Jasmine, le temps est compté. À la seconde. Un rendez-vous sans prolongation. Pour parler de leurs échecs, il y a deux types de personnalités. Celles, comme Frédéric Beigbeder, qui viennent sans notes et privilégient la poésie à l’heure de l’apéritif. D’autres, comme Philippe Starck, reçoivent dans une ambiance très «scolaire», avec une fiche de synthèse fournie, enregistrant la totalité de la conversation!

La scolarité, c’est justement l’échec le plus cuisant de Starck. Et selon ses propres mots, il ne considère pas que «beau» soit le terme le plus approprié pour le qualifier. «Je ne suis pas un passionné de l’échec, commence-t-il en précisant qu’il a réfléchi au sujet au préalable avec son épouse. Certains comptent leurs échecs pour pouvoir s’en vanter. Je ne suis pas de ceux là. À l’inverse, je pense que l’échec est contagieux et qu’il vaut mieux éviter de s’en approcher.» Le designer, qui a été le premier Français à s’essayer au format de conférences «TED» – dont l’édition parisienne a lieu en novembre prochain – n’est pas satisfait de sa réussite sociale: il se sent coupable. Et plus il réussit, dit-il, plus ce sentiment d’imposture augmente…

LE FIGARO. – Avez-vous réussi à «éviter de vous approcher» de l’échec durant votre carrière?

PHILIPPE STARCK. – Je ne me souviens pas d’échecs réels dans la mesure où je crois que tout échec est simplement une autre forme d’un parcours ou d’une construction. L’échec est simplement une facette d’un parcours ou d’une construction. Je n’ai jamais vraiment ressenti d’échec… Néanmoins, je pense que j’ai un échec qui est peut-être le seul et qui est pesant pour moi! Je n’en ai jamais parlé vraiment donc je ne sais pas par quel bout commencer.

Si cela n’est pas lié à votre vie professionnelle, j’en déduis que c’était avant que celle-ci ne commence? 

Avant de pouvoir parler d’échec, nous devrions parler des circonstances atténuantes, ou en tous cas de circonstances qui rendent compréhensibles la situation qui va créer un échec. J’étais jeune, et déjà comme je le suis aujourd’hui très légèrement autiste, complètement inadapté et complètement associal. Lorsqu’on est invisible et rejeté, on n’a pas une très grande confiance en soi… Je crois que c’est ce manque de confiance en soi qui est le terrain de l’échec, qui fait le lit de l’échec. Mon échec est d’avoir pu aller à l’école mais de refuser de m’y rendre!

Pourquoi ce refus? 

L’école m’était totalement insupportable, c’était une torture absolue, puisqu’elle était le symptôme et la cristallisation d’une société que déjà, je refusais. Je ne pensais qu’à la souffrance que j’éprouvais et à la façon d’en échapper. Pour m’échapper j’ai été assez doué, j’ai très tôt (vers 5 ou 6 ans) réussi à tromper tout le monde. On croyait que j’étais à l’école alors que j’étais en fuite permanente! Je suis d’ailleurs toujours en fuite. Constamment, personne ne sait jamais où je suis. J’ai passé le temps que les autres passaient à apprendre des choses intéressantes et constructives à simplement essayer de survivre dans ma fuite! Et au moment où je suis arrivé à un âge où il fallait «rentrer dans la réalité», j’ai fait ce que j’ai pu… Mais avec toujours cette impression diffuse que si j’avais été à l’école, j’aurais pu faire mieux.

Comment fait pour faire durer ces «fuites»? 

À chaque fois on me remettait à l’école, et j’en ressortais. La police me cherchait et les motards savaient où me trouver: dans les bois. À 12 ans je fuyais avec mon solex et je revenais (une fois par mois ou par semaine) avec un motard de chaque côté. Je rentrais en ville entre deux motards, c’était assez flamboyant!

Vous avez des regrets sur votre carrière? 

Je me reproche amèrement d’avoir été assez faible pour avoir choisi un métier secondaire, si ce n’est inutile, puisque le design, au mieux, permet d’améliorer la vie des autres, mais en aucun cas de les sauver. Moi ce que j’aurais voulu, c’est sauver la vie et non pas l’améliorer! Si j’avais fait des études, j’aurais eu des connaissances qui m’auraient appris (à travers la Science principalement) à sauver des vies ou en tous cas à me considérer moi-même comme réellement utile dans la société. Aujourd’hui, un sentiment permanent et diffus d’imposture me poursuit, en me disant que l’on me donne un rôle social que je ne mérite pas.

Vous avez ressenti cela de tout temps?

Absolument. Et évidemment, plus mon rôle social et plus ma position sociale s’améliorent, plus le sentiment d’imposture se caractérise. C’est pour cela que je considère que ma plus grande erreur est d’avoir failli, d’avoir été faible devant moi-même, et j’en porte les conséquences et la honte. Il y a deux sortes de citoyens. Ceux qui exercent un métier utile, qui sauvent des vies, et ceux qui font un métier inutile, et ne sauvent pas des vies. Je fais partie de la seconde catégorie.

Avez-vous des modèles de personnes qui sauvent des vies? 

Ptolémée, Einstein, Gandhi, qui a réussi une révolution sans victimes, Victor Hugo, qui utilise un vecteur d’écriture populaire pour éduquer les masses, il y a étrangement Jules César, qui a fait des guerres toute sa vie mais en développant une stratégie de clémence tout à fait intéressant! Parmi mes contemporains, Thibault Damour, un astrophysicien, qui ne sauve pas directement la vie, mais qui éclairent la vie et le futur. Beaucoup de musiciens peuvent également sauver la vie en transportant dans des univers, des territoires, où l’on se sent plus sûrs.

Qu’est-ce qui vous fait croire que vous resterez inutile? 

Ce n’est pas à mon âge que je vais apprendre l’usage d’outils qui me permettraient de sauver des vies. J’aurais aimé, comme les personnalités dont je vous ai parlé, être un grand serviteur de l’humanité. Toute personne qui naît se doit d’essayer d’être un grand serviteur de l’humanité. Personne n’est obligé d’être un génie, mais tout le monde se doit d’essayer.

Avez-vous déjà été trahi? 

Non. Charles Pasqua a dit quelque chose d’assez scandaleux: «Les promesses n’engagent que ceux qui les croient.» Autrement dit, la personne qui s’est fait trahir est quelqu’un qui s’est donné les moyens d’être trahi.

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Qu’est-ce qui vous fait croire que vous resterez inutile?
Ce n’est pas à mon âge que je vais apprendre l’usage d’outils qui me permettraient de sauver des vies. Pourtant si je partais servir une léproserie, je sauverais des vies. C’est là où on voit la différence entre l’engagement général et l’engagement particulier, où revient l’idée de faiblesse et de lâcheté. J’aurais aimé être un grand serviteur de l’humanité. Toute personne qui naît se doit d’essayer d’être un grand serviteur de l’humanité. Personne n’est obligé d’être un génie, mais tout le monde se doit d’essayer.
Avez-vous déjà été trahi?

Charles Pasqua, en tant qu’homme d’Etat, a dit quelque chose d’assez scandaleux: «Les promesses n’engagent que ceux qui les recoivent.» Autrement dit, la personne qui s’est fait trahir est quelqu’un qui s’est donné les moyens d’être trahi.

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Font: lefigaro.fr